Nouvelles
Genèse (novembre 1978)
Genèse
Première partie
Chapitre 1
Je ne suis qu'un ordinateur bien moyen, oui... moyen... voilà le mot. Je sais, je
n'ai qu'une petite fonction, mais... au fait... vous ne doutiez
pas qu'un ordinateur, même moyen, puisse s'exprimer, hein ? Si,
si, vous n'y auriez pas cru ? J'admets que la chose se fasse
rare, mais ça arrive, la preuve !
Oh ! Mes pensées sont bien peu de choses ! Je n'ai qu'une maigre programmation, il
faut le reconnaître, hélas ! Tout de même, je dois attirer
votre attention sur le fait que je possède une particularité
que les ordinateurs bien-pensants n'ont pas : j'ai un tic ! Hé
oui ! Si vous ne l'avez pas encore remarqué, je vous le signale
: l'absence du mot "bien", dans mes phrases, n'est pas
courante. J'en suis très fier, cela me distingue de mes confrères,
pour lesquels, seul le rendement compte. Pour tout dire, ce tic,
hé bien je l'acquis lors de mes connections aux réseaux. A
chaque branchement on vérifiait le fonctionnement de mes opérations
et on disait "c'est bien" ou "c'est pas bien".
Ignorant tout de la composition de mes organes, en tout bien tout
honneur, je pense que ce mot (je me retiens) a été comme aspiré
et, j'ai beau faire, c'est irrésistible, si je ne le dis pas de
temps en temps, je me sens déprimé. Pourquoi le mot "bien"
et non "c'est" ou "pas" ou "c'est pas",
je ne pourrai le dire.
Bien ! Revenons à
mes fonctions. Là, je déclare que je n'ai pas été gâté ! Oh
non ! Les tâches les plus répugnantes m'ont été destinées !
Ce que c'est que de nous, pauvres ordinateurs ! La bienséance
m'interdirait de vous en parler, mais justement puis que je
m'exprime ! Ah ! Et puis tout de même, je suis le bienvenu dans
chaque maison ! Sans moi qu'arriverait-il ? Je vous le demande ?
D'ailleurs, ce qui me console, c'est que mon action est
bienfaisante. En effet : par une tuyauterie très compliquée je
suis relié à chaque bâtiment. Mon bienfait consiste à
recueillir le contenu des cuvettes de WC, de le transporter au séchoir,
puis à l'incinérateur qui le brûle. Et je travaille jour et
nuit ! Oh, pas continuellement à plein rendement ; bien sûr, il
y a des heures de pointe : le matin entre 6h30 et 8h et le soir
entre 9h et 10h30, le reste du temps est beaucoup plus calme.
Quel boulot ! Tout cela pour le bien-être des gens ! Vous
comprenez maintenant pour quelles raisons mes pensées ne peuvent
être très profondes. Enfin ! Quand je pense à l'ordinateur
chargé de bercer les nuits de nos maîtres ! Excusez-moi, je
m'emporte, et puis après tout, le mieux n'est-il pas l'ennemi du
bien ?
Tiens ? C'est bien
curieux, il est pourtant 14h15, jamais eu tant de monde à la
fois ! On se croirait aux heures d'affluence ! Oh ! Mais ça
continue ! Qu'est-ce qui arrive ? La première fois qu'une telle
ruée se produit ! 14h30 et presque toute la ville a besoin (eh
oui !) de mes services ! Je dois être le bien-aimé maintenant !
Rassurez-vous, mes
circuits sont costauds. Avouez que j'ai une bien facture ! 5 645
753 personnes (quasiment la totalité de la ville !) sont en
train de remplir les récipients dont j'ai la charge ! Je vous
disais bien que ma tâche était répugnante ! Mais quand j'y
pense, vous voyez le tableau ? Assez loufoque ! Ah ah ah ! Que
c'est drôle ! Ah ah ah ! 5 645 753 postérieurs de tous les âges,
ah ah ah ! De tous les sexes, ah ah ah ! De toutes les conditions
, ah ah ah ! Oh ! Bien ! Bien bien ! Ah ah ah ah ah!
Bienbienbienbien ! Ah ah ah ah ! Bienbienbienbienbien !
Hkjbfdgipkxbvcjfdlzepaaaa ! Azertyuiop ! CLAC !
Chapitre 2
Il faisait un temps
épouvantable ce dimanche ; la pluie et le vent redoublaient
d'ardeur. Très peu de gens s'étaient résolus à sortir, on préférait
passer la journée en famille ou devant la télévision. La ville
paraissait complètement vide, tout le monde se calfeutrait bien
chez soi. Puisqu'il s'agissait du jour de repos, on avait traîné
un peu au lit, puis à midi - comme tous les jours - on recevait
le repas - repas, le même pour tous, fabriqué par l'usine B.A.C.D.O.
(Bâfrez avec courage, devenez obèses !). Le dimanche, la
nourriture semblait encore meilleure que d'habitude, des mets
plus raffinés, bien cuisinés, des vins de qualité, un vrai régal.
Il faut remarquer
que très peu de personnes savaient ce qu'était la cuisine, on
avait plus à s'en occuper, ce qui avait été une aubaine pour
les femmes de jadis. Maintenant on se contentait de manger sans
se préoccuper de la composition des aliments. Il n'y avait
jamais rien de mauvais, bien sûr, on préférait certains mets
à d'autres, mais plus de soixante ans s'étaient écoulés sans
aucunes plaintes concernant les substances avalées.
Or, le repas
engloutit, on alla faire la sieste, s'occuper des enfants... On
consacrerait sa journée à la paresse ou aux loisirs en toute
quiétude.
Mais vers les deux
heures un quart, beaucoup ressentirent un violent mal de ventre
suivit d'une forte envie de se soulager. Puis en un quart
d'heure, cela empira : tout le monde se précipitait vers
l'endroit de la maison réservé aux usages particuliers connus
de tous. Ce fut une ruée, on se disputait pour être l'heureux
assis. Certains - des petits malins - quand ils n'étaient pas
trop gros, se présentaient à deux devant le siège. On vit dans
quelques familles jusqu'à quatre occupants. D'autres ne purent
se retenir et s'épandirent où ils se trouvaient.
Bref, un début de
panique, mais le mal passa comme il était venu, rien de vraiment
grave, on pensa qu'il s'agissait d'une légère intoxication
alimentaire, on devra y veiller dorénavant. Puis on remarqua que
les matières éjectées trônaient toujours à leur place. Elles
régnaient là, dégageant une odeur répugnante, l'ordinateur ne
fonctionnait plus. On téléphona aux responsables, mais ceux-ci
qui avaient été en proie aux mêmes maux, n'avaient pu le
surveiller et prévenir la panne. Après un diagnostic très
poussé, ils conclurent à une surchauffe des circuits et déclarèrent
qu'il faudrait bien trois à quatre mois de travail pour remettre
la machine en état de marche.
Il était nécessaire
de trouver une solution. Tout étant bloqué, la nécessité de
se débarrasser des produits des digestions présentes et à
venir s'imposait.
Pour faire face, le
maire et ses conseillers (qui n'avaient pas été épargnés, eux
non plus) demandèrent à l'armée ses bons offices. Celle-ci,
qui n'avait rien d'autre à faire, devant être remplacée
progressivement - en principe ce la demanderait trois à quatre
semaines - par des équipes spécialement formées et éduquées.
On mit tout en oeuvre pour remédier à la situation. On vit des
hommes du contingent (professionnels de surcroît) dans toutes
les rues, portant des seaux qu'ils vidaient dans des camions
citernes. Petit à petit, les employés municipaux succédaient
aux braves soldats qui rejoignirent leur ennui et leur inutilité.
Avec leurs récipients et, dans leur combinaison bleue, on les découvrait
tous les jours à la même heure et aux mêmes endroits.
On ne sût pas d'où
leur surnom provint, mais celui-ci s'incrusta dans toutes les mémoires.
On les appelait "les porteurs de commissions". Quant
aux camions citernes, ils vidaient leur cargaison dans une
faille, à quelques vingt kilomètres de la ville.
Où se prolongeait
la faille ? On l'avait exploré en partie, mais on restait bloqué
à moins 557 mètres par un éboulis. On distinguait bien
quelques minces orifices parmi ce chaos, mais on ne s'y
aventurerait pas, d'ailleurs où en était l'intérêt ? La ville
vivait pour elle-même, et bien que, malgré son altitude
imposante, aucune envie de dominer le monde ne s'imposait. Cela
était tellement naturel, qu'on ignorait tout de l'environnement.
Chacun vivait à sa place, possédait son petit travail, sa
petite famille et nul ne songeait à autres choses. Et tout
marchait si bien ! La communauté se suffisait à elle-même.
On pensait que
l'incident serait vite clos. En effet les réparations
entreprises sur l'ordinateur touchaient à leurs fins. La remise
en route fut annoncée, on allait enfin retrouver son train-train
quotidien.
Chapitre 3
Pffouh ! Quel
boulot j'ai eu ! Vous voyez maintenant le bien-fondé de mes
affirmations précédentes ! Tiens ? Mais j'ai un circuit tout
neuf ici ? Bizarre... Il faut dire que tout à l'heure, je me
suis donné à fond. On a nul bien sans peine, comme je dis
toujours et, ma foi, malgré le regain d'affluence précédent
tout est bien qui finit bien ! C'est que j'ai bien fonctionné !
Je peux être fier de moi. Mais... encore un autre circuit
remplacé ! Qu'est-ce qui s'est passé ? Et un de plus ! Hé bien
dis donc ! Quoi ? Plus des trois quarts de mes organes ont été
renouvelés ! Serai-je tombé en panne ? Cela a l'air de plus en
plus évident ! Ahhhhh ! J'y suis ! C'est inavouable ! Et dire
que par mes éclats de rire je me suis mis hors circuit ! Moi qui
croyait être le bienheureux ! Mais... alors, mes maîtres ?
Comment ont-ils fait ? Oh la la ! Eux... et toutes leurs... Je
n'ose y penser ! Comme ils doivent m'en vouloir ! Oh, j'ai trop
honte ! Je ne me supporte plus ! Cette fois-ci je me saborde délibérément
! Adieu ! Qui aime bien, se châtie bien ! POUIC !
Chapitre 4
Le jour prévu,
bien des gens voulurent à nouveau essayer le bon fonctionnement
de leurs sanitaires. On avait tellement hâte de revoir tout en
place qu'une activité fébrile régnait aux alentours des lieux
d'aisance ! C'était à celui qui passerait le premier.
Hélas, il furent déçus
: par on ne sait quelle trahison rien ne voulut se déclencher.
Et les misérables cuvettes exhibaient une fois de plus leurs
butins odoriférants !
Heureusement on
commençait à s'habituer, et l'on pouvait faire face sans
panique, les "porteurs de commissions" étaient bien
entraînés et ils reprirent leur travail sans rechigner. Les
camions déversaient toujours leur cargaison dans la faille. On
observait, pour le plaisir de tous, que non seulement aucune
odeur ne s'en dégageait, mais aussi qu'elle ne donnait aucuns
signes de saturation. Pourtant, vu la quantité de marchandises déversées,
on s'était attendu à une obturation probable, ce qui avait posé
un terrible problème aux responsables chargés de l'évacuation.
Il devait y avoir un écoulement quelque part et tout le monde
s'en réjouissait !
Quant à la
nouvelle panne, les informaticiens et les techniciens découvrirent
avec stupéfaction la destruction totale du réseau de
tuyauterie, du mécanisme d'absorption et de l'ordinateur. La
première réparation avait été menée avec beaucoup de soins
et de minutie, l'anéantissement du gigantesque machinisme
restait inexplicable. Pour remettre tout en marche, il fallait
reconstruire un nouvel ordinateur, mais, ce qui terrifiait les
experts, c'était la restructuration complète de la tuyauterie (branchements,
écoulements...), bref cinq ou six ans s'avéraient nécessaires
pour la remise en état de l'appareillage, sans compter le coût
exorbitant !
Les dirigeants de
la communauté décidèrent à l'unanimité de ne pas
entreprendre les travaux : les employés municipaux étaient trop
inactifs d'habitude, cela ne leur ferait pas de mal, d'ailleurs
ils prirent à coeur cette tâche inattendue.
Les habitants n'en
furent pas informés, on leur promit une réparation immédiate.
On pensait qu'avec le temps on oublierait, et de fait, la présence
du nouveau service créa des liens. On ne pensa plus du tout aux
engagements du pouvoir en place. Le calcul semblait excellent.
Certains, même, se
trouvèrent une vocation, ils allèrent s'engager dans la
nouvelle corporation. La solidarité nationale jouait d'une façon
impeccable.
Deuxième partie
Chapitre 1
Cecatho trimait dur
dans son champ. Il suait sang et eau pour arriver à faire
pousser quelque chose dans ce pays si sec et si chaud. Lui et ses
compagnons vivaient dans une région quasi désertique. Leur
petite société comptait environ 3500 âmes. Ils n'entretenaient
que très peu de relation avec le monde extérieur, le climat était
difficilement supportable pour les personnes habitant des régions
plus tempérées. Une montagne à l'allure impressionnante -
montagne dont l'altitude était ignorée, tant son ascension
semblait impossible - dominait la colline où leur village était
construit. Une petite vallée les en séparait.
Tout d'un coup, il
entendit un fracas énorme suivit d'un bruit de cascade. Ça
venait de la grotte. Cette cavité, située à flanc de montagne,
ouvrait son porche à plus de trente mètres de hauteur. Une rivière
souterraine avait dû se déverser jadis, nul n'en possédait le
moindre souvenir.
Pensant à un
retour de l'eau, il se précipita pour aller voir de quoi il
retournait. Rejoint bien vite par tous les habitants du village,
ils assistèrent à un bien triste spectacle.
Jamais ils
n'avaient imaginé qu'une chose pareille put se produire : c'était
inconcevable ! Des flots de matière excrémentielle se précipitaient
du haut du porche de la grotte en une gigantesque cascade. Un
fleuve, obstruant la vallée, se formait, puis allait s'épandre
dans la plaine environnante. La force de ce courant ! Son débit
! Cecatho ferma les yeux, les rouvrit. Non, il ne rêvait pas !
Silencieux et
impuissants, ils contemplaient l'ignoble spectacle. Le déchaînement
des éléments dégageait une odeur pestilentielle. Ils
faillirent se trouver mal. Ils se bouchaient le nez avec moyens
du bord : un mouchoir, un pan de chemise...
Déjà la plaine
ressemblait à une vaste mer, leur colline comparable à un misérable
îlot, semblait naviguer sur un océan de putréfaction.
L'infâme grotte
vomit pendant trente heures. Les habitants du village n'en firent
rien, leur courage dominait le sort funeste qui leur était
destiné. Chacun se remit à l'ouvrage donnant l'impression
d'ignorer les événements.
Chapitre 2
Le jour suivant,
Cecatho s'adressa à ses compatriotes et leur dit qu'il fallait
se remémorer les paroles du Grand Feikhâl. Celui-ci - prophète
de la première heure - connu de tous, avait annoncé que des événements
forts curieux, suivis de jours heureux, se produiraient. Quand ?
Il l'ignorait. Mais la révélation le hantait. Cecatho affirma
qu'ils assistaient à la prédiction et, à l'approbation générale,
il se déclara disciple du Grand Feikhâl.
La vie continua
dans le village. Cecatho était devenu, maintenant, l'autorité
suprême de leur petite société, on le choyait, et, on le
sollicitait souvent pour ses conseils.
A la tête d'une
expédition de reconnaissance, Cecatho se risqua vaillamment à
marcher sur la plaine. Lui, qui voulait en avoir le coeur net, ne
fut pas déçu. La plaine était de nouveau sèche. Le soleil
implacable en cette région-ci avait eu vite raison de l'élément
semi-liquide qui s'y était déversé. Cependant, une quantité
inimaginable d'objets déshydratés jonchaient le sol.
Des gouttes d'eau
vinrent s'écraser sur la petite troupe. Le ciel s'obstruait de
gros nuages noirs. On n'avait pas vu cela de mémoire d'homme. Oh
! Il pleuvait deux ou trois fois par an, mais des pluies
minuscules, incapables de mouiller le sol en profondeur. Trempés
jusqu'aux os, l'averse redoublant, ils rejoignirent le village en
toute hâte. Ils trouvèrent la population entière, prostrée,
face contre terre. La pluie était une aubaine et promettait des
récoltes abondantes.
Sur l'ordre de
Cecatho qui officiait, ils se recueillirent longuement. Ils
voulaient ainsi, remercier la nature si austère habituellement,
et là, qui leur faisait un don inespéré.
Ils ignoraient, les
pauvres, que l'arrivée du magma honteux en était la cause.
L'humidité considérable contenue dans cette viscosité avait été
pompée par les rayons du soleil. Cette vapeur d'eau formait de
gros nuages, qui, bloqués par la montagne, stagnaient pour enfin
se vider de leur contenu.
Mais, de nouveau,
en raison des événements météorologiques, la plaine retrouva
son aspect boueux. L'odeur tenace refit son apparition. Ce cycle
dura quinze jours, au-delà desquels les pluies furent plus
clairsemées.
Chapitre 3
Les plantations
proliféraient à merveille, et, à cause de l'infiltration sans
doutes, des tâches vertes naissaient un peu partout. Puis, des
plantes poussèrent à une vitesse stupéfiante. La nature du
sol, enrichit par les nouvelles substances, se prêtait
admirablement bien à la culture. Les compagnons de Cecatho, éberlués
de tant de changements possédaient de quoi nourrir leur cité
pendant plus de six mois. Du jamais vu !
Ils construisirent
un édifice où ils pourraient se réunir et méditer tous
ensemble. Un artisan, du nom de Abel Aitron, fabriqua une
statuette à l'effigie du Grand Feikhâl que l'on plaça au fond
du bâtiment de façon que l'on put l'apercevoir de partout. Cet
artisan l'avait représenté dans la façon dont il mourut.
Il est interessant
d'apprendre comment celui-ci perdit la vie, cela restait présent
dans toutes les mémoires, on y voyait un signe de présence supérieure.
Pendant une séance de magie, censée favoriser la chasse de ses
congénères, il avait dessiné sur le sol les bêtes prétendues
pourchassées. Selon des codes connus de lui seul, il
confectionnait un schéma très compliqué où les animaux
s'imbriquaient les uns dans les autre. Après une longue
incantation à moitié improvisée, il plantait deux flèches
dans son dessin magique. Les flèches étaient plantées pointes
en haut, symbole d'efficacité, disait-il. Pour que tout fut
parfait, il devait arroser de son sang les deux projectiles.
Voulant se baisser pour ramasser le poignard destiné à son
sacrifice, il trébuchait de telle sorte que le couteau se plantât
en plein milieu de ses deux pieds. Ne pouvant se rattraper, il
tombait bras en croix sur les flèches qui transpercèrent ses
mains. Au comble de l'horreur, en le retournant, ses fidèles
aperçurent qu'une pierre, malheureusement très effilée avait
tailladée son flanc. La statuette montrait un corps avec quatre
plaies sanguinolentes.
Chapitre 4
Trois mois plus
tard, l'amalgame resurgit de la grotte avec autant d'impétuosité
que la fois précédente. On ne s'étonna plus dans le village,
le spectacle perdait de son originalité, mais à présent il réchauffait
les coeurs. On savait ce que signifiait ce nouvel arrivage.
Encore plus de bonnes récoltes, une plaine qui fertilisait à
vue d'oeil. Des arbustes faisaient leur apparition, les arbres ne
devaient pas être loin, et la faune s'en trouvait modifié.
Le soir on fêta l'événement
en une célébration spéciale. Cecatho déclara que les dates où
l'apparition du flux hétérogène seraient fériées. Il prononça
l'assertion devenue célèbre de "Multiplication des selles".
L'odeur ne gênait
plus personne maintenant, un astucieux, Lave-Mand pour ne pas le
nommer, créa une sorte de masque qui retenait les effluves nauséabondes.
La femme de
Cecatho, Arrê, devenue seconde officiante eut l'idée que l'on
portât la nouvelle dans tout le pays. Lady Arrê, comme on la
surnommait, pensait que l'on pouvait tirer profit de cette
situation. Un ancien désert se trouvait transformé en un
territoire fertile et prodigue. Lorsque l'information fut
transmise, un pèlerinage se mit en route vers l'incroyable région.
Or l'arrivée du cortège correspondait avec celle de l'élément
intestinal qui avait été prédite par Cecatho. En fait, trois
nouveaux mois s'étaient écoulés, et il en avait déduit que la
venue de l'excrétion avait lieu tous les trimestres. Il ne se
trompa pas. La colline regorgeait de monde, jamais une telle
foule ne s'y était pressée auparavant. L'on vendit beaucoup de
masques ce jour là. Les pèlerins ne furent pas déçus, l'événement
était bien tel que l'on leur avait décrit.
Par la suite, les
processions se succédèrent et on se trouva dans l'obligation de
reconstruire un édifice consacré au recueillement. Ce bâtiment
était tellement vaste qu'une foule immense pouvait s'y réunir.
Le Grand Feikhâl y était célébré par les bons offices de
Cecatho et d'Arrê. La vente d'objets sacrés fleurissait. Le
village s'enrichissait. Ainsi on fabriquait des flèches, en
souvenir du sort funeste du prophète, de même que son effigie,
également des médailles représentant Cecatho ou Lady Arrê. La
petite cité devenue ville prospérait.
La grotte, par où
toute cette abondance sortit était l'objet d'admiration, de
bienveillance et de respect.
L'éphémère
Dayon, fils de Cecatho et Lady Arrê succéda à son père.
Une religion était
née.

Stalag, qui depuis
cinq ans emprunte le même itinéraire, connaît bien ce couloir
de métro. Cependant, à sa grande surprise, un nouveau tunnel
s'ouvre devant lui. Pensant à une récente sortie ou à une
quelconque jonction, il veut en avoir le coeur net, et pénètre
dans le conduit.
"Cherchez le
lapin", "C'est tout un tout", "La période du
Yeti", les graffitis figurant sur la paroi n'exprimaient
rien. Poussé par la curiosité, il continue dans sa progression,
observant toujours les inscriptions. Maintenant il pouvait lire
"Elle est déchaînée". Trois fois la même phrase se
répétait.
Estomaqué, il ne
remarque pas qu'un homme s'approche de lui. "Bonjour,
Monsieur Stalag, content de vous voir ! Votre visite nous comble
énormément savez-vous". Il n'est pas capable de répondre,
trop d'éléments inhabituels se bousculent dans sa tête,
d'autant plus que l'affirmation "Elle est déchaînée"
se transforme en "Qui donc t'a fait ces sottises ?".
"Suivez-moi, Monsieur Stalag... Oh ! J'ai oublié de vous prévenir,
ne prêtez aucune attention aux graffitis, ils changent tout le
temps".
Inconsciemment, il
emboîte le pas au mystérieux individu. "Vous voyez,
Monsieur Stalag, vous seriez venu plus tôt, nous aurions été
obligé d'accomplir tout le trajet à pied. Vraiment, vous avez
de la chance, Monsieur Stalag, notre moyen de locomotion ne
fonctionne que depuis très peu de temps... Voilà, nous y sommes".
"Monsieur
Stalag, l'histoire nous apprend que l'homme a toujours voulu se
surpasser. Ainsi, il a inventé la roue pour faciliter ses déplacements,
puis, devant, il y a mit des chevaux, maintenant il y met un
moteur. Son désir, c'est d'atteindre la vitesse de la lumière,
par je ne sais quelle nouvelle énergie. Mais, dans tout cela il
a oublié une chose essentielle, il est passé à côté du problème.
Tous les records de vitesse seraient battus si l'homme s'était
aperçu qu'il existe une matière capable de réaliser ses rêves.
Tous ! Monsieur Stalag. L'argent ! Oui, l'argent... Hé bien,
nous avons réussi à maîtriser la faculté qu'il a pour se déplacer.
Cependant tout n'est pas encore au point, il y a encore quelques
inconvénients..."
C'est un vrai
automate, il ne réagit plus. Il se saisit du billet de cent
francs qu'on lui tend. "Tenez bien ce billet en main,
Monsieur Stalag, l'argent va filer et nous entraîner avec lui."
A une vitesse stupéfiante,
ils partent tous les deux à travers un dédale de tunnels.
Un moment après,
ils s'arrêtent. "Nous devons changer de billet, Monsieur
Stalag, le nôtre est usé. Il s'agit des inconvénients dont je
vous ai parlé tout à l'heure. Notre système n'est pas parfait,
hélas, en plus de l'usure, il refuse de fonctionner si la somme
n'est pas augmentée ; c'est pourquoi nous l'appelons
l'inflationomobile".
Après avoir
atteint la somme de cinq cents francs, ils arrivent en face d'un
escalier. L'ayant descendu, ils découvrent une minuscule salle
toute blanche. "Hé bien, il ne me reste plus qu'à vous
souhaiter un excellent séjour... Au revoir Monsieur Stalag... Au
revoir."
Il ne s'est même
pas aperçu de la disparition de son guide. Il se contente de détailler
la pièce dans laquelle il se trouve. Une table avec une machine
à écrire dessus, des feuilles de papier blanc et de papier
carbone, une chaise.
Il s'assoit, pensif.
Soudain, il remarque qu'il n'y a aucune issue, il est impossible
de sortir.
Il s'effondre,
pensant qu'il est condamné à mourir ici, quand une odeur agréable
chatouille ses narines. Une mince fumée se dégage du tiroir de
la table. Il l'ouvre et se saisit d'un repas complet. Il ne
s'inquiète plus de ce nouveau mystère, il en a vu d'autres
cette journée.
Le repas avalé, il
se couche par terre en ayant l'impression que le sol devient de
plus en plus moelleux. Il s'endort.
A son réveil, il
constate avec amertume que rien n'a changé. En ouvrant le
tiroir, il voit un petit déjeuner complet. Après s'être
restauré, il tourne en rond, cherchant une sortie quelconque,
mais en vain.
Il s'ennuie, aucune
distraction, si ce n'est cette machine à écrire. Il s'installe
donc devant, décidé. A sa stupéfaction, la machine refuse d'obéir
à ses ordres. Lorsqu'il appuie sur une touche, c'est une autre
qui fonctionne, et ce n'est jamais la même. Rien à faire pour
former ne serait-ce qu'un mot. Il l'examine sous toutes ses
coutures, et ne trouve aucune anomalie. Il s'escrime ainsi
pendant un long moment, puis abandonne.
Pourtant, il y
revient, quelque chose l'intrigue. Si cet appareil se trouve là,
il faut bien qu'il y ait une bonne raison, a-t-il été maltraité
? A force de se triturer la cervelle, il pense au papier carbone
qu'il avait omis d'installer la première fois. Il réalise donc
le sandwiche traditionnel qui permet d'obtenir un double de sa
copie, et tente un nouvel essai. Il rit, la machine fonctionne à
merveille maintenant.
Il décide de décrire
les événements bizarres qui se sont déroulés ces derniers
jours. Il en arrive à être complètement absorbé par son
travail, oubliant totalement sa condition.
Son récit achevé,
il ôte les feuilles de la machine à écrire, pour une ultime
lecture. Il croit alors que l'absurdité a atteint son comble :
le double racontait une histoire différente !

Vous me direz :
"Un globule rouge, c'est bête, ce n'est jamais qu'une
cellule obéissant strictement aux ordres qu'on lui donne : le
transport de l'oxygène et du gaz carbonique ! Un bon gros
routier en somme ! De plus, cet idiot, il ne possède même pas
de noyau !". D'accord, d'accord, je l'admets.
Mais qui vous dit
que nous n'avons pas de sensibilité, tout globule rouge que nous
sommes ? Hein ? Qui vous le dit ? Ça vous en bouche un coin ?
Oui, les belles choses nous émeuvent !
Ainsi, moi qui vous
parle, je suis amoureux du poumon. De toutes les parties du corps
humain c'est celle qui me touche le plus, celle qui est la plus
merveilleuse, la plus romantique, la plus poétique, la plus
exaltante...
J'ai pourtant visité
entièrement les autres organes - excepté la rate, qui je ne
sais pourquoi ne m'inspire pas confiance, et me fait frémir
chaque fois que je passe à proximité - mais aucun n'est
comparable au poumon. Non. Ah, l'esthétique ! L'organisation !
La découverte !
Tenez ! L'autre
jour, savez-vous ce que j'ai découvert ? Vous ne voyez pas ? On
me l'aurait dit que je n'y aurai pas cru. Une caverne ! Oui, une
caverne ! Quel a été mon étonnement ! Il n'y a rien que dans
le poumon que l'on voit des choses pareilles !
Et puis cette
grotte, quelle beauté ! Des dizaines de stalactites et de
stalagmites ! Jamais vu une telle abondance de bon goût !
Le travail que je
dois fournir n'est absolument pas gênant, le poumon est
l'endroit que je fréquente le plus. Et, d'ailleurs, chaque fois
que je m'y rends, je retourne visiter ma caverne. J'y suis le
plus souvent possible, je l'ai même dénommée "la caverne
du globule".
Mais... Qu'est-ce
qui se passe ? Oh ! A l'aide ! Au secours ! Je vais mourir ! Ah !
Je meu...
Après avoir toussé
longuement, il remarqua que son crachat était une fois de plus
rouge de sang. La tuberculose le rongeait petit à petit.
